Gaëlle Bourges
Interroger par des spectacles chorégraphiques notre rapport à l’histoire des représentations et l’histoire de l’art fait partie intégrante du travail de Gaëlle Bourges. Qu’il s’agisse, pour les œuvres programmées cette saison, de la figure de la virginité dans À mon seul désir (sur les tapisseries de La Dame à la licorne, avec une version en basque) ou l’art pariétal, Gaëlle Bourges crée des merveilles scéniques. Elle met en dialogue, dans des formes originales, une œuvre d’art ou une période artistique (ou la découverte de Lascaux par des adolescents) avec un texte, souvent diffusé en voix-off, né de lectures diverses, essais, récits, journaux, dans lequel l’artiste distille également des éléments autobiographiques. Dans ces spectacles performatifs d’une grande précision, Gaëlle Bourges donne des perspectives nouvelles à la danse contemporaine et transforme le plateau en une aventure d’une intelligence rare.
© Marc Blanchet
(Réalisé par Marc Blanchet en juin 2022)
Vous venez à la Scène nationale du Sud-Aquitain avec trois spectacles, plus exactement quatre, puisque l’un est aussi donné en langue basque. Qu’il s’agisse de la tapisserie de La Dame à la Licorne ou de la découverte des fresques de Lascaux, présentée ici dans deux versions (l’une adulte, l’autre tous publics), ces spectacles sont représentatifs de votre travail chorégraphique : une manière de tisser un regard sur l’histoire de l’Art avec, ici en voix-off, la narration d’éléments historiques, biographiques, voire autobiographiques. Pouvez-vous nous parler de cette forme originale d’écriture scénique, que vous explorez d’œuvre en œuvre ?
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Je précise ici que je n’utilise pas uniquement de la voix off, mais aussi de la voix « in » ! Cette expression n’existe pas, mais c’est pour faire comprendre que dans certains spectacles, ce sont nous, les performer.euse.s, qui faisons entendre le texte en direct sur le plateau. C’est le cas dans Je baise les yeux ; Le verrou (figure de fantaisie attribuée à tort à Fragonard) ; En découdre (un rêve grec), Conjurer la peur, et dernièrement OVTR (ON VA TOUT RENDRE) – j’en profite pour citer les titres de spectacles qui ne sont pas programmés à la Scène nationale du Sud-Aquitain ! Bref, c’est surtout l’écriture d’un texte qui est récurrent dans mon travail, ce qui n’est pas original en soi, si ce n’est que c’est moins fréquent dans le champ de la danse – auquel je me sens appartenir – que dans le champ du théâtre. Je pense que le monde de la danse ne m’est accessible que via le medium de la parole, celle que j’invente pour me glisser dans chaque nouveau projet. Je dis bien « parole », car il s’agit toujours d’un texte que j’écris pour être dit, et non pour être lu. Cette langue crée une relation avec la partition chorégraphique, à la fois pour moi qui l’écris, pour nous qui dansons avec cette ou ces voix dans l’oreille, et pour les spectateur.trice.s : une articulation plus ou moins harmonieuse entre les différentes strates qui s’offrent au public – épaisseurs de corps, de mots, d’images qui se superposent et qui ouvrent une relation à la mémoire. On navigue comme on veut à l’intérieur.
Il y a toujours dans vos spectacles un équilibre subtil par la voix-off (la voix narratrice) entre études, explications, tentatives de compréhension d’une œuvre ou d’une période historique, et notre propre subjectivité, stimulée par ce que l’on voit sur le plateau, comme si vous essayez de démêler le vrai du piège de l’interprétation trop personnelle, tout en ouvrant vos spectacles à toutes les projections…
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Vous utilisez le terme « vrai » : c’est drôle. Je crois que je n’utilise jamais ce mot ! Mais vous touchez juste : je cherche à relier l’œuvre que le spectacle donne à voir (la tapisserie de La Dame à la licorne, la grotte de Lascaux, etc.) à des données objectives : c’est bien George Sand qui a parlé de la tapisserie de La Dame à la licorne à Prosper Mérimée : elle l’a découverte sur les murs du château de Boussac dans la Creuse ; et ce sont bien quatre adolescents qui sont descendus dans la grotte de Lascaux en 1940. En fait, le piège n’est pas l’interprétation trop personnelle qu’on pourrait faire de l’œuvre – moi ou les spectateur.trices – mais l’idéologie invisible que l’histoire de l’art a développée, depuis son invention, dans son discours sur les œuvres. L’histoire de l’art est justement une discipline qui consister à interpréter : ce n’est pas mal en soi. Ce qui très embêtant, c’est qu’elle a été le fait d’une même catégorie de gens, et que cette catégorie a été la seule à interpréter (soit, jusqu’à une période récente, la gente masculine et blanche des milieux aisés) ; et que donc l’ensemble de ces interprétations énoncées au fil des siècles a fini par former une idéologie qui recouvre les œuvres. C’est bien d’entendre parler de Prosper Mérimée, de l’abbé Breuil ou de Georges Bataille, mais on a oublié George Sand (pour la tapisserie) et Marcel Ravidat (pour la grotte) au passage. Ce n’est pas « faux » ou « vrai », l’idée de Georges Bataille de relier mort et érotisme pour appréhender la scène du puits dans la grotte de Lascaux, par exemple, c’est juste qu’il faut multiplier les idées pour les mettre à la critique, en fait ! Bref, il s’agit pour moi plutôt de revenir – ou de rétablir même quelquefois – des faits objectifs qui ne soient pas seulement le regard de Mérimée ou de Bataille, mais de fouiller et de tomber sur des informations capitales laissées de côté, qui donnent un éclairage nouveau sur l’œuvre et battent en brèche l’hégémonie construite par l’histoire de l’art occidentale.
Vous travaillez avec des danseuses et des danseurs, mots auxquels vous préférez celui de performeurs. Pourquoi ? Par ailleurs, comment travaillez-vous avec eux ?
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Mes camarades n’ont pas tou.te.s une formation en danse, c’est pour cette raison toute simple que je préfère le terme de « performeur » ou de « performeuse » pour nous qualifier. C’est un mot générique – un mot anglais que notre langue a francisé – qu’on utilise en France plutôt pour définir la présence d’un artiste faisant quelque chose au sein d’une installation plastique – ce qui me plaît bien, car nous fabriquons souvent quelque chose sur scène qui pourrait se rapporter aux arts plastiques : on projette des ombres sur des cartons pour donner à voir la grotte de Lascaux, par exemple. Et puis dans les pays anglophones, on dit aussi « to perform » quand on joue dans un spectacle. Donc cela me semble un terme juste pour nous. Mais on travaille comme des danseur.euse.s, en réalité : on cherche des états de corps en liaison avec ce que nous devons traverser sur scène ; on parle en termes d’analyse de mouvement ; on s’échauffe avant un spectacle, etc. Ce que nous faisons tient en une action précise : pendant les semaines de création, nous élaborons une partition de gestes qui fait peu à peu apparaître une œuvre à partir d’objets simples que nous manipulons (cartons, animaux ou fleurs en plastique, masques, etc.).
Si Revoir Lascaux en est excepté comme spectacle tous publics, vos spectacles « adultes » sont traversés de nudité. Autour de ce terme, les « représentations » sont nombreuses. Que permet la nudité dans vos spectacles – si ce terme vous convient ?
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Mes spectacles proposent une lecture critique d’œuvres anciennes – critique au sens de replacer au centre des personnes ou des faits importants effacés par l’histoire. Or comme beaucoup de ces personnes sont des oubliées de l’histoire (les modèles ayant posé nus pour les peintres, par exemple), je trouve pertinent de les incarner sur scène en les « parant » des mots ou pensées qui les ont traversés et qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Ce sont des corps nus qui pensent, en quelque sorte.
Dans le cadre du temps fort "Absurdités protéiformes", vous allez également réaliser cette saison une performance VOUS QUI ENTREZ ICI avec Marc Blanchet, écrivain et photographe, davantage connu ici pour ses performances dans Le Masque et la brume et des ouvertures de saison, ou, tout autrement, pour son travail rédactionnel et ses Rencontres Augmentées en public avec des artistes. Comment percevez-vous cet être exceptionnel dans l’histoire de l’Art, et plus généralement dans l’histoire de l’Humanité ?
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Je déteste les majuscules qui ouvrent les premières lettres de terme comme « Art », « Humanité », etc. : trop grandiloquentes à mon goût, trop écrasantes. Il y a pour moi de l’art, de l’humanité, de l’histoire, etc. et c’est déjà bien assez complexe comme ça ! Enfin voici où je veux en venir : je ne crois pas au caractère exceptionnel des choses et des êtres. Je n’essaie de percevoir que l’invisible. Si Marc Blanchet est un être invisible, alors je pourrai dire quelque chose de son esprit. Mais plus tard.