Magali Milian & Romuald Luydlin

Magali Milian est passée par le Conservatoire d’Avignon et le Centre national de danse contemporaine d’Angers. Romuald Luydlin s’est formé au Buto avec Sumako Koseki et auprès de maître Kano en théâtre Nô. Ensemble, ils ont développé au sein de la compagnie La Zampa un travail de chorégraphes et d’interprètes à travers des petites formes, des pièces de groupe, des courts-métrages, des performances, des installations sonores ou des concerts. Nourris par le lien entre musique et chant, ils aiment multiplier les collaborations pour des pièces jeune public ou tous publics remarquées par leur singularité et leur qualité d’inspiration.

Empire est une pièce pour six danseurs et danseuses et un musicien en direct. Elle est née de votre désir d’explorer ce terme, auquel on prête souvent des images de pouvoir, voire de dictature. Pour cette nouvelle création de la compagnie La Zampa, que vous dirigez, Magali Milian et Romuald Luydlin, vous avez fait appel à de nombreux collaborateurs afin de mener une réflexion en amont à partir de plusieurs champs culturels et artistiques. Lesquels ?

La compagnie La Zampa procède toujours ainsi. Pour Empire, nous avons travaillé en amont, dès 2022, avec Laurie Bellanca, notre assistante artistique. Pour chacune de nos créations, elle constitue une bibliothèque, un corpus d’ouvrages variés venant de la poésie, d’essais politiques et philosophiques, ou de fictions. Ce corpus nous aide à réfléchir, à divaguer – le terme d’empire ne manquant pas de complexité. Travaille aussi pour nous la dramaturge Marie Reverdy qui donne son regard sur ce qui apparaît au plateau. Hervé Mazurel est un universitaire, historien des affects et des imaginaires. Il s’intéresse aux sensibilités du corps et nous a permis d’approcher la notion d’empire à travers un autre prisme. Élise Pérol est, elle, une artiste textile. Elle est intervenue à travers de nombreuses discussions, grâce à son regard de plasticienne. Nous avons collaboré avec un maître judoka, Guillaume Bertrand, directeur d’un dojo au sein d’un petit village en Ariège. Les danseurs et danseuses ont pratiqué cette discipline auprès de lui. Nos échanges se sont également faits avec Cécile Laye, historienne et spécialiste de contredanse anglaise. Notre désir était d’obtenir une définition fertile du terme empire, qui repose toujours sur un système, son expansion et sa chute. Nous avons levé l’hypothèse qu’à travers le judo et la contredanse anglaise, nous aurions des points de travail essentiels pour Empire. Quoiqu’il en soit, lancer un projet a toujours été pour nous réunir des personnes variées qui peuvent venir d'en dehors du monde chorégraphique et qui permettent des accointances, des appétences, afin de trouver un langage sur le plateau lors du processus de création. Ce nouveau spectacle accueille également sur scène un collaborateur de longue date, le musicien Marc Sens.

Ce terme d’empire, comment le définiriez-vous plus précisément, à l’aune de ces collaborations ?

Nous sommes également partis du livre Apprendre à voir : le point de vue du vivant d’Estelle Zhong Mengual, paru aux éditions Actes Sud. Cette historienne de l’art raconte, à travers l’art pictural, comment notre regard est éduqué, qui nous fait voir dans un paysage ce qui relève souvent du symbolique, le monde n’étant jamais représenté pour ce qu’il est. Ce terme d’empire, les historiens ont souvent du mal à le définir : il fait penser à la dictature, ou la guerre. Nous avons orienté notre travail hors de toute illustration pour éviter un empire antérieur quel qu’il soit. Si un empire est toujours un système, nous l’avons interrogé par le toucher et la relation duale. Il s’agit, sans en faire un adversaire, de comprendre l’autre, d’en découvrir les points faibles pour le déséquilibrer, d’où notre travail avec le judo. Nous avons étudié différentes manières d’entrer en relation avec l’autre pour trouver des accords, des alliances, des agencements ou dés-agencements. Au sein de ce langage chorégraphique, les corps peuvent alors reconstruire leurs empires tout en acceptant la chute…

Cet important chantier de réflexion, ancré avec le judo et la contredanse anglaise sur laquelle nous allons revenir, témoigne aussi dans votre travail d’un paradoxe, apparent du moins : sur le plateau, aucune indication, rien qui n’indique précisément cette recherche. La danse prime avant tout. N’est-ce pas une manière de créer un spectacle tout en laissant libre notre pouvoir d’interprétation ?

Notre travail a peut-être cette nature paradoxale. Une fois explorés ces rapports propres à la notion d’empire, nous avons appris avec le judoka à être dans le présent. Nous avons souhaité enlever toute idée d’interprétation et travailler, par exemple, sur le poids reçu d’une autre personne, nos appuis, la manière dont nous regardons les choses. Pas « d’états » sur plateau : nous privilégions ce qui advient pour un danseur ou un groupe. Nous avons le désir de ne pas faire des images scéniques pour illustrer notre recherche. Une telle démarche peut tout écraser. Si c’est le cas, il faut que le mouvement continue, que la danse soit comme une énigme, qu’elle puisse exister de manière très ouverte. Selon comment il est interrogé, le langage judoka peut être perçu comme un combat, une étreinte, un étranglement ou un câlin ! Nous avons voulu garder toute cette polysémie, ne rien montrer de guerrier ou nous faire mal… Ce spectacle, comme les précédents, reste sur une ligne de crête. Chacun peut lire ce qu’il y souhaite. Dans le théâtre, il y a une autorité : le quatrième mur, avec tous les yeux des spectateurs qui regardent. Nous le prenons en compte ; nous essayons d’être les plus hospitaliers possibles et laisser l’imaginaire du public naître, plutôt que d’imposer notre danse à travers des images, ou des fantômes d’images…

Revenons un instant sur la contredanse anglaise. En quoi, cette forme de danse a-t-elle nourri Empire ?

Je suis obligé de faire un peu d’Histoire ! La contredanse anglaise vient d’une contredanse plus lointaine, des danses italiennes, baroques, les branles, etc. En Angleterre, tout le monde la pratiquait de manière festive et joyeuse. En France, au XVIIe siècle, le danseur André Lorin est allé en Angleterre et y a vu un intérêt pour la cour. La contredanse française est née avec un travail sur les perspectives, au moment même où la conception des jardins à la française se développait. La danse a servi à organiser la société de la tête à la queue : plus on est au loin, moins on est important — et l’inverse ! La danse est devenue l’endroit où l’on se montre, d’où son enjeu politique. La contredanse a franchi les époques : nous n’avons jamais autant dansé qu’à la Révolution. Sous le Premier empire, Napoléon l’a trouvée un peu trop joyeuse : le quadrille est apparu. La danse a toujours été récupérée à des fins politiques. Puis, à cause de quadrilles trop complexes, les premiers solos sont nés. Et comme les femmes s’ennuyaient dans ces quadrilles, elles ont découpé leurs jupes et commencer à danser plus tard le french cancan ! Les derniers avatars de la contredanse sont de fait les danses folkloriques présentes dans toute la France. La contredanse nous a intéressés parce qu’elle témoigne d’une manière d’agencer les groupes. Nous l’avons utilisée en ce sens. Le judo, lui, nous a aidés à organiser la relation duale.

Votre scénographie est un dessin de différents plans dessinés au sol, en décalage, comme des tatamis les uns par rapport aux autres. Les danseurs et danseuses évoluent dessus avec une énergie continue. De même, les costumes sont une des matières sensibles et visibles d'Empire

Pour cette énergie, nous avons aussi travaillé avec Violette Angé, costumière, également danseuse. Nous avons réfléchi avec elle sur la notion d’anachronisme en recherchant un panel simple et subtil de couleurs de tissus. Les costumes ne cessent de changer pendant la pièce. Ces changements permettent des sensations toujours nouvelles et enrichissent les imaginaires. Ce sont des couleurs douces, des pastels entre rose, blanc et crème. Ils peuvent transformer le plateau en quelque chose de très baroque puis nous emmener soudain dans une autre direction, telles des vagues…