Vincent Menjou-Cortès
Passé par le Conservatoire national d’Art Dramatique de Paris, Vincent Menjou-Cortès joue rapidement dans de nombreuses mises en scène et rejoint le Collectif européen autonome ISO composé de douze metteurs en scène. Avec sa compagnie Salut Martine, il crée plusieurs pièces comme metteur en scène et comédien, en menant en parallèle une carrière d’acteur au cinéma, dans des séries ou avec des metteurs en scène réputés, et en réalisant également ses propres films à partir d’improvisations avec les acteurs.
Vincent Menjou-Cortès, vous alliez depuis plusieurs années une activité de comédien – au théâtre, au cinéma et dans des séries –, et de metteur en scène. Dans les deux prime votre amour du jeu. Ce pays qui nous était destiné, la pièce d’Aurore Paris que vous mettez en scène et dans laquelle vous jouez aux côtés de Vanessa Fonte, semble parfaitement représenter cette double nature…
Plus les années passent, plus j’éprouve une fascination pour l’art de l’acteur. Recréer la vie m’est essentielle. Ce désir prend toutes sortes de formes. Le naturalisme au cinéma m’a d’abord poussé à faire le contraire au théâtre ; je suis allé très loin avec L’Injustice des rêves, accueillie en 2021 à la Scène nationale du Sud-Aquitain. Ce pays qui nous était destiné d’Aurore Paris permet de recréer la vie de manière naturaliste au théâtre. Le naturalisme c’est parfois du « plaqué », même avec des alexandrins ou des traductions de Shakespeare ; il écrase les auteurs et les poètes. Cette pièce, qui est une création, m’offre de vrais petits chaussons ! Dès sa première lecture, j’ai ressenti tout ce qu’elle apportait de mouvements internes pour l’acteur. Elle est parfaitement écrite. La première fois que je l’ai lue, j’ai pleuré au bout de quelques pages, puis à nouveau quand je l’ai terminée… Cette écriture a tiré des fils en moi, débloqué une émotion. En préparant la mise en scène, j’ai encore relu la pièce et vu ensemble, pour la première fois, l'autrice, Aurore Paris et l’actrice, Vanessa Fonte. Dès la deuxième page, ma gorge s’est serrée à nouveau ! Avec Vanessa Fonte, nous avons l’impression commune d’une matière théâtrale qui nous cadre, non sans violence, mais au bon endroit. Nous voulons explorer cette force sans chercher à l’épuiser. À chaque lecture, cette pièce permet une rencontre intime entre nous deux.
Comment avez-vous approché ce texte, comme metteur en scène et interprète ? Est-ce évident de se tenir à distance tout en jouant un rôle aussi fusionnel ?
Si j’assure la mise en scène de ce texte avec deux personnages, il ne nécessite pas quelqu’un qui pousse, contraint ou calme les acteurs. Il s’agit de créer un cadre de jeu, d’avoir des repères forts en lumière et en son, et de continuer de vivre et faire vivre ce sentiment d’une première rencontre entre ces deux personnages d’une quarantaine d’années, Louis et Anna. Dans de nombreux textes dramatiques, ce n’est jamais gagné. Ici, il n’y a vraiment pas de confort ou de mode automatique ! Toutefois, cette pièce stimule l’instant présent ; elle me rappelle quand je faisais du ski de vitesse. Une fois lancé, impossible de s’arrêter ! La montée d’adrénaline est là. Ensuite, rien d’autre à faire que de tomber d’épuisement. La référence principale qui m’est venu à l’esprit quand j’ai découvert cette pièce, c’est Clôture de l’amour de Pascal Rambert, une œuvre dramatique également dans l’ici et maintenant, qui relève d’une langue plus poétique. La langue d’Aurore Paris est plus cinématographique. Si elle n’est pas dénuée d’une certaine élégance, elle est d’abord traversée par une simplicité et une légèreté à propos desquelles il faut être vigilant. Il s’agit en effet des retrouvailles d’un couple qui passe son temps à s’envoyer des piques, des punchlines, sans dire l’essentiel. Tout se joue par en dessous. Au sein de la formation d’acteur Salut Martine Studio que j’ai créée l’an dernier, je creuse cette notion d’un flux intérieur permanent pour l’acteur. Si un comédien ou une comédienne n’a pas en tête un objectif, une pensée forte, il ou elle ne parvient à rien. Pour Ce pays qui nous était destiné, trouver cet objectif intérieur est impératif. Il faut se laisser traverser par toutes les rencontres que la pièce provoque.
De manière cinématographique, Ce pays qui nous était destiné repose sur un dialogue continu d’une grande puissance acerbe et ironique. Comment raconteriez-vous cette histoire d’amour ratée ?
Il y a dans cette pièce un rapport à la catharsis. Lorsque nous décidons de revoir les grands films, les grandes œuvres qui nous ont ébranlé, c’est pour retrouver cette émotion. Peut-être parce qu’ils nous parlent de souffrance intérieure. Quand celle-ci est « cadrée », la catharsis peut agir. Ce pays qui nous était destiné est proche des films d’Ingmar Bergman, John Cassavetes ou Woody Allen. Nous revoyons ces films en effet parce qu’ils nous racontent la souffrance par laquelle nous passons quand nous sommes amoureux. C’est tellement mystérieux. J’en parle à mes élèves : s’il était possible de maîtriser l’amour, les chinois auraient déjà créé une pilule ! Certaines drogues existent, seulement du côté de la sexualité. « Tomber amoureux », ressentir et vivre le sentiment amoureux est quelque chose de profondément étrange, d’inexplicable. J’ai vu Anatomie d’une chute peu de temps après avoir lu cette pièce. Le succès de ce film vient de ce besoin que nous éprouvons d’être frottés à cet endroit de la difficulté d’aimer, d’être aimé et du couple. Les grands films sont toujours sur le couple et l’amour ! La relation entre Anna et Louis, si elle a quelque chose de cinématographique en se déroulant dans un monastère sur une île en Grèce, pourrait se dérouler n’importe où. C’est bien sur un plateau de théâtre que ces deux êtres règlent leurs comptes et se disent ce qu’ils ne sont jamais parvenus à se dire. Louis revient voir Anna en sachant qu’il va souffrir. Il en a besoin une dernière fois ; elle le sait clairement. Elle veut le voir souffrir et, à travers cette souffrance, éprouver l’amour qu’il a eu pour elle pendant toutes ces années.
Ce pays qui nous est destiné est la révélation d’une autrice, Aurore Paris, et la confirmation d’une comédienne, Vanessa Fonte. Comment les avez-vous rencontrées ?
Aurore Paris et moi étions au Conservatoire national d’Art Dramatique de Paris, nous ne nous connaissions que de vue… Elle a vu mon moyen métrage, 21 rue de la Bidassoa et elle l’a adoré. De mon côté, j’ai failli jouer dans sa pièce Stupide et contagieux, à partir de laquelle elle a développé, dans une autre pièce, un personnage qui me plaisait, en l’occurrence Louis dans Ce pays qui nous était destiné. Dans le théâtre contemporain français, l’écriture littéraire est très « propre ». Tout ce qui est écrit doit avoir du sens, raconter quelque chose. Chez Aurore Paris, si l’efficacité dramatique est là, les digressions sont remarquables ! Avant l’écriture de la pièce même, elle écrit vingt pages sur l’histoire personnelle, « hors récit », de chaque personnage. Elle nous a donnés ce « background » à Vanessa Fonte et à moi deux jours avant que nous fassions une lecture devant des pros et des amis… et nous a faits ainsi sauter un mois de répétition ! Ainsi, avec cette « bible des personnages », comme le font certains scénaristes de séries, quand Anna parle à Louis, je sais à quoi ce personnage fait écho, ce qu’elle verbalise ou pas, et moi pareil dans l’autre sens. Ces liens entre les personnages, quoique jamais racontés ou dits et appartenant à leur passé, deviennent toutefois perceptibles au spectateur sans qu’il en ait pleinement conscience. Pour parler de Vanessa Fonte, je dirais d’abord qu’elle est une immense actrice, une des plus grandes de sa génération. Nous avons fait l’École Claude Mathieu (nous faisions le ménage ensemble !) puis le Conservatoire national d’Art Dramatique de Paris, avec des projets communs. Nous nous sommes rendus après à Saint-Pétersbourg, pour faire une master class auprès de Lev Doline, qui travaille dans la lignée du dramaturge et pédagogue Constantin Stanislavski, et ce pour questionner l’art de l’acteur. Ce monument national russe forme les plus grands acteurs russes, les plus grands acteurs du monde ! Son approche ne repose pas sur le psychologique comme on le raconte souvent. Il s’agit plutôt d’une formation où l’appréhension d’un rôle est avant tout physique. Ce que j’aime chez Vanessa Fonte, c’est ce flux intérieur. J’ai découvert que j’étais Gitan voici deux dans en allant à Grenade et elle est Yeniche. Elle a une peau de porcelaine, semble fragile en surface mais s’avère être à l’intérieur une boule de feu ; elle déploie alors une amplitude de jeu d’une rare puissance. Ce pays qui nous était destiné est pour nous la pièce de la maturité.