Ximun Fuchs
Les collectifs Axut ! et Artedrama travaillent ensemble depuis 2010 pour un développement nouveau des arts scéniques en langue basque. L’implication fortement politique du metteur en scène Ximun Fuchs, en compagnie de son frère Manex Fuchs, témoigne d’une exigence continue, ancrée dans une vision européenne du théâtre contemporain, en miroir des problématiques du monde actuel et du Pays basque. Après Zaldi Urdina en 2019, sur les ravages de l’héroïne au Pays basque dans les années 80, Hondemendia pose une nouvelle pierre à l’édifice d’un collectif d’artistes qui dépasse le militantisme pour un théâtre dont le choix de la langue basque inscrit de manière profonde son identité. Par la profondeur sans concession de ses interrogations et de ses engagements, Axut ! (traduction possible : Chiche !) nous entraîne dans une catastrophe écologique, l’effondrement d’un site d’ordures, lui-même « recouvert » par les effets complexes de la pandémie à l’heure des réseaux sociaux.
(Réalisé par Marc Blanchet en juin 2022)
Comment est né le projet théâtral Hondamendia ?
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De manière anecdotique, pourrais-je dire dans un premier temps. J’étais sur l’autoroute, je revenais de Bilbao et d’un seul coup tout a été bloqué. Comme dans un film sur la fin du monde, les gens sont sortis de leur voiture. J’ai aperçu alors ce qui ressemblait à un pan de montagne écroulé. C’était quelque chose d’un peu surnaturel, voire surréaliste. J’ai allumé la radio et compris qu’une partie de la déchetterie au bord de l’autoroute s’était effondrée. Puis nous avons tous appris qu’il y avait au moins deux disparus, que cet effondrement s’était effectué près d’une voie ferrée et d’une rivière. Il s’en était fallu de peu pour que la chose soit d’une autre ampleur. Nous sommes passés dans une période de grand effroi, puisqu’à cet accident a succédé la pandémie. Le grand rythme de la vie contemporaine s’est stoppé avec la Covid. Dans les deux cas, la nature s’est mise à nous parler. En tout cas, des ouvriers ont disparu sous une montagne d’immondices, ceux-là mêmes que nous ne parvenons plus à détruire, à évacuer, à cause d’une surproduction générale. Deux disparus au Pays basque, cela résonne beaucoup pour les gens. Chaque semaine, des ouvriers meurent sur des chantiers. Il existe à ce sujet une certaine acceptation, qui passe par des conditions de travail déplorable, le temps d’activité allongé, l’implication d’auto-entrepreneurs qui ne peuvent exercer avec une véritable sécurité. Comme pour Hector, les familles ne font pas le deuil tant que le corps n’est pas « retourné ». Et puis, symboliquement, bien qu’il s’agisse d’une déchetterie, c’est bien la montagne qui nous est tombée dessus. Autant dire la dimension symbolique de l’effondrement puis de la pandémie.
Comment qualifier votre théâtre, qui « vit » en langue basque, et porte en lui des questions politiques actuelles, avec un vrai désir d’adresse au public ? Le voyez-vous en dehors d’un certain traditionalisme alors que Hondamendia croise le concret et le symbolique ?
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Le théâtre traditionnaliste en langue basque a toujours été un théâtre contemporain. Il parle de ce qui se passe aujourd’hui. Notre modernité, je l’espère, s’inscrit dans une tradition théâtrale. Nos questionnements esthétiques sont ouverts au monde, à l’Europe plus précisément. Notre désir est de savoir « comment faire du beau avec nos malheurs ». Créer en langue basque, c’est s’approprier sa propre histoire, se donner les moyens d’avoir une suggestivité en tant que collectif ou communauté « de langue » – même si nous ne nous adressons pas qu’aux bascophones. La langue est un outil formidable pour dire ou ne pas dire. C’est une géographie mentale pour voir le monde. Et c’est une question politique. Si autrefois, au même endroit, se sont créés simultanément le théâtre, la politique et la démocratie, ce n’est pas par hasard ! J’essaie de créer un espace démocratique sur des interrogations qui sont plus grandes que nous, de trouver une approche humaine pour des questions surhumaines.
Dans votre pièce, née d’une enquête commune et écrite par Hardait Cano, vous questionnez la catastrophe qui a eu lieu non loin d’Hendaye, la pandémie, également leur « circulation » à travers les modes virtuels de communication, les objets connectés…
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Pour nous, le théâtre est comme un repas de famille. Nous jouons ainsi, avec des formes d’excès et de générosité, avec l’humour pour mieux comprendre et la tendresse pour mieux entendre. Pandémie et déchetterie sont liées : les épidémies de choléra ont accéléré, ou pas, les déplacements des déchetteries, voire provoqué de grands changements dans la physionomie des villes comme la construction des Buttes-Chaumont à Paris sur un site de déchets. Qui dit déchet dit aujourd’hui accueil de déchets étrangers, donc commercialisation. Catastrophe écologique ou pandémie : quelque chose nous parle, qui dépasse notre ego. À la même période, les ouvriers du secteur de la santé, en situation difficile, ont protesté avec ce slogan : Vous comptez vos sous, nous compterons nos morts. Les infirmiers sont partis habillés comme au carnaval pour protester, avec des habits pour combattre un microbe que nous ne pouvions voir (dans la mythologie basque, les monstres sont souvent invisibles). Durant la pandémie, nous avons lu, vu beaucoup de films ou de séries. Un rapport plus important à l’art est apparu ; certains se sont rapprochés de leur famille. Nous avions tous eu un rapport de dépendance au récit, exponentiel, de ce qui nous arrivait. Tout passait par des écrans. Nous étions des Mona Lisa perpétuels. Pour beaucoup, il est difficile de penser clairement avec tant d’informations, sans oublier toutes ces mises en scène de militaires, de médecins, d’hommes politiques à la même table, et un discours moralisateur qui entretenait une certaine culpabilité. Ce fut à la fois magnifique et effrayant. Hondamendia tente de faire le récit de cela à travers ces trois « échelons » : la catastrophe, la pandémie, puis le « retour » du carnaval. Durant les festivités, les vivants et les morts se rejoignent ; nous passons de l’hiver au printemps. L’art permet de se retrouver et de retrouver la joie de vivre. Beaucoup de personnages traversent Hondamendia, notamment une journaliste. Ce ne fut pas évident pour cette profession de faire sincèrement son métier à cette période, de garder un esprit critique. Ce personnage de journaliste fait partie des gens qui font le récit du monde, à l’image de ce que nous menons : une enquête théâtrale, l’histoire de gens qui ont vécu ces accidents. Nous les rencontrons, dont la famille d’un des disparus. Malgré le respect que j’ai de cette pratique, ce n’est pas du théâtre documentaire. Nous affirmons la fiction, créant un lien entre le spectateur et le réel.
Par sa vitalité, votre théâtre s’affronte au politique sans ne jamais oublier le corps. De quelle manière travaillez-vous cet engagement physique ?
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Nous travaillons avec un danseur et chorégraphe, Philippe Ducoup, qui travaille dans l’esprit du Tanztheater, incarné par Suzanne Linke. Cette mouvance invite les corps à parler. Un corps, c’est aussi une langue. Ici, au Pays basque, nos corps sont un peu différents. Nous ne sommes pas à Paris… Ils sont agis par quelque chose de plus inconscient. Ils ont été abîmés pendant la pandémie. Un des personnages du spectacle est d’ailleurs un danseur. Le monde d’avant est impossible à retrouver. Il faut apprendre à vivre aujourd’hui, avec des corps perdus dans l’espace, comme ils le furent dans une mer d’immondices, et le montrer sans que ce soit didactique. Dans ce spectacle, j’essaie de montrer de l’absence, entre les disparus de la déchetterie, les proches décédés pendant la pandémie, et cette absence à nous-mêmes.
Qu’éprouvez-vous au moment où vous partagez votre travail théâtral à travers votre nouvelle création, Hondamendia ?
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Nous vivons à l’heure du réchauffement climatique – et du nucléaire, dont nous connaissons les risques. Le marché des déchets est hyper lucratif : des déchets furent acheminés d’Angleterre jusqu’au Pays basque, par exemple ! Nous ne cherchons pas à mettre à jour une quelconque histoire de corruption mais n’en sommes pas loin, avec l’entre-soi entre l’administration, la politique et le milieu entrepreneurial. Cela existe partout en Europe et cela peut se casser. Et quand ça se casse, c’est sur la gueule des petits. Nous n’avons pas créé un pamphlet théâtral. Nous ne voulons pas non plus tenir un discours du type « le monde a toujours été comme ça ». Nous aurions tant à dire au sujet de tout ce qui a été mal fait dans cette déchetterie, jusqu’à la forte présence d’amiante. Dans ce monde de « servitude volontaire », pour reprendre l’expression de La Boétie, nous poussons peut-être des portes ouvertes. Toutefois, nous donnons chair à cet effort. Hondamendia, comme nos autres créations, essaie de se servir de ces questions politiques, contextuelles, pour donner un sens à nos existences.